jeudi 30 août 2007

Mes mots au retour de Tulkarem…

Après trois semaines de silence, je reprends ma correspondance avec vous. En fait, j’ai bien essayé de vous écrire – et j’ai même passé plusieurs heures devant mon ordinateur – mais les bons mots ne venaient pas. Il est tellement facile d’écrire sans se soucier des conséquences de ses paroles ; je voulais trouver de beaux mots, de bons mots, des mots qui construisent la paix et non des mots qui provoquent encore plus de maux. Je voulais trouver des mots plein d’amour et plein de sens, des mots qui tremblent à l’occasion, des mots qui n’ont pas peur de dire la vérité, mais qui en même temps respectent la dignité de ceux qui les vivent. Pour les trouver, il m’a fallu aller à Tulkarem, au Nord de la Palestine. J’ai parlé à plein de gens, des gens du Québec, de Palestine et d’Israël afin de comprendre pourquoi mes « mots » étaient en crise. J’ai réalisé à quel point il est facile de sombrer dans l’activisme et d’y perdre ses mots parce qu’à force d’agir sans prendre vraiment le temps de réfléchir à fond, tout se met à virevolter et les mots ne produisent que du bruit.

Quelques mots sur Tulkarem
De Jérusalem, il faut environ deux heures trente et franchir cinq checkpoints (Qalandia, Atara, Za’atara, Jit et Anabta…) pour se rendre à Tulkarem. Tout au long du trajet, se dévoile au voyageur un paysage féerique de collines truffées d’oliviers et de routes serpentant dans les vallons. Quant à Tulkarem, il s’agit d’un gros village de 60,000 personnes typiquement palestinien ; il n’y a que deux internationaux (à part les accompagnateurs œcuméniques). Tout le monde connaît tout le monde et on ne parle que peu l’anglais. Le chant du muezzin d’une des soixante mosquées est immanquable, cinq fois par jour, à compter de 4 heures du matin. Faire son marché peut prendre une journée puisqu’il faut discuter avec tout le monde. Il est habituel de prendre le thé chez plusieurs personnes dans une même journée, surtout pour les internationaux que les gens se font un honneur d’accueillir.

Selon ce qu’on m’a raconté, Tulkarem a beaucoup changé en 20 ans, et surtout depuis construction du mur et de la barrière de sécurité en 2003 (ce que certains appellent la troisième Nakba). Avant la seconde Intifada en 2000, beaucoup d’Israéliens de Netanya (à 15 km environ) venaient magasiner à Tulkarem alors que les Tulkarémites allaient se baigner à Netanya, dans la Méditerranée. Environ 16,000 personnes, selon B’tselem, travaillaient en Israël et les liens entre Israéliens et Palestiniens étaient cordiaux. Même que la plupart des habitants de Tulkarem parlent hébreux. Aujourd’hui, seulement 1000 travailleurs tulkarémites obtiennent le permis pour aller en Israël et ils n’ont pour seule issue que le checkpoint de Ser Ephraïm (un immense terminal opéré par une firme de sécurité privée – et oui ! la privatisation est en Israël aussi !). Le tracé du mur a aussi coupé plusieurs agriculteurs de leurs terres (tout près de 20,000 danums, soit 2,000 hectares, selon le Applied Reseach Institute de Jérusalem) qu’ils ne peuvent atteindre désormais s’ils, ou leurs enfants, ne possèdent pas un permis valide. Évidemment, l’économie de la ville en a aussi pris pour son rhume avec tous ces gens au chômage et la perte des clients pour l’agriculture et l’industrie locales. Aujourd’hui, Tulkarem dépend principalement des salaires versés à la fonction publique par l’Autorité palestinienne (et donc de l’aide internationale). Le boycott du Hamas depuis janvier 2006 (dont le Canada a été le premier protagoniste) a eu des conséquences dramatiques, contribuant à un appauvrissement collectif ressenti de manière encore plus difficile dans les deux camps de réfugiés de la ville (comptant autour de 27,000 réfugiés de la guerre de 48, provenant principalement d’Haïfa).

Il serait cependant faux de n’insister que sur les difficultés de la vie à Tulkarem. Bien au contraire, tous les gens que j’y ai rencontrés et avec qui j’ai tenté d’entrer en dialogue (mon arabe limité s’améliore tranquillement, swayy, swayy !) sont d’un accueil et d’un courage fantastiques. Aujourd’hui, c’est deux histoires de courage et de persévérance malgré la peine et la souffrance que j’ai envie de vous raconter.

Six heures du matin, à la barrière agricole de Deir Ghassum
La première est celle de Khaled, un jeune agriculteur de Tulkarem. Je l’ai rencontré pour la première fois à la barrière agricole de Deir Ghassum (voir la photo ci-dessus). Tous les matins (sauf le vendredi), entre 6 heures et 7 heures, une quinzaine de bourriquots, trois ou quatre tracteurs et une centaine d’agriculteurs (ou de gens prétextant être agriculteurs et désirant aller en Israël) traversent cette barrière. Vers 6 heures se pointe la jeep militaire qui dépose à la barrière deux soldats. Dépendant des ordres, ces derniers peuvent choisir d’ouvrir directement la porte et d’inspecter, deux par deux, les permis des agriculteurs ou bien les faire passer un par un au détecteur de métal (en pleine campagne !) Après que tout le monde soit passé, ils ouvrent alors la grande porte pour laisser entrer le cortège d’ânes et de tracteurs. Le matin où j’y étais, nous avons eu droit à la grande porte. Nashkour Allah ! (Dieu merci !) Appelant les agriculteurs deux par deux, un soldat vérifie alors les papiers et inscrit tous les passants sur une liste tandis que l’autre continue à viser les gens de la pointe de sa mitrailleuse… au cas où… je ne sais trop quoi…

Or, vous comprendrez vite le gros du problème : la barrière est ouverte trois fois par jour (de 6 à 7, de 11 à 12 et de 16 à 17 heures) et pour la traverser, il faut un permis valide. Pour qui est en retard, ou si les soldats tardent, il faut attendre la prochaine ouverture de la barrière. Ou encore, sans permis valide, pas de traversée. Le matin où j’y étais, trois personnes n’ont pu la franchir : deux fils d’agriculteurs parce qu’ils n’ont pas de permis (ce n’est pas la période des récoltes car alors il y a parfois des exceptions) et l’autre parce que son permis ne lui permet de traverser que la barrière d‘Atil, deux kilomètres plus loin… On leur a tous dit d’aller au « Matak » (le bureau de coordination entre l’Autorité palestinienne et l’armée israélienne qui émet les permis). En plus de perdre une bonne partie de sa journée à attendre au Matak et de dépenser une fortune pour remplir les formulaires, un agriculteur « chanceux » obtiendra un permis pour deux ans, alors que le malchanceux (dépendant de ses antécédents et de la location de sa terre, je présume), aura à le renouveler aux trois mois, voire au mois, si le permis ne lui est pas carrément refusé pour des raisons de sécurité. Selon un Andreas Indregard leur d’UNOCHA à Naplouse il s’agit d’une lente stratégie d’annexion du territoire puisque de plus en plus d’agriculteurs abandonnent leurs terres, découragés. Or, en Israël s’applique toujours la loi ottomane sur les terres agricoles : si elle n’est pas utilisée pendant trois ans, elle devient propriété de l’État.

Pour en revenir à Khaled, la beauté de son histoire repose simplement dans sa tenace volonté de ne pas abandonner sa terre (ce qui arrive malheureusement à beaucoup). Mieux encore, ce jeune agriculteur qui parle couramment l’arabe, l’hébreu et l’anglais a décidé de se faire l’ambassadeur de ses collègues agriculteurs et de les aider dans leur lutte pour ne pas perdre leurs terres, notamment en entretenant un contact régulier avec nous. Lors de mon bref passage de trois jours à Tulkarem, j’ai eu la chance de rencontrer à deux reprises Khaled : une fois à la barrière où il nous sert souvent d’interprète et l’autre à la maison. Il était venu nous visiter avec un autre collègue agriculteur qui a d’énormes problèmes avec le renouvellement de son permis. Il voulait aussi nous parler d’un document de l’armée qu’il a reçu (et que l’ONU à Naplouse n’avait pas après vérification le lendemain !) concernant le « retraçage » de la barrière de sécurité.

Six heures du soir, au camp de réfugié de Tulkarem
Le lendemain de ma visite à la barrière agricole, mes collègues et moi sommes allés rendre visite à une famille au camp de réfugiées de Tulkarem. Escortés par une ribanbelle d’enfants scandant à qui mieux mieux des « How are you ? » et « What’s your name ? » tout en pointant les étrangers (ou les étranges !) du bout du doigt en riant. Nous avons joint la famille dans les fous rires. Après quelques minutes, une voisine a fait irruption, voyant que nous étions des étrangers et pensant que nous pouvions l’aider. Elle a commencé à nous raconter sa triste histoire en arabe, alors que Samar, notre principale partenaire à Tulkarem, nous la traduisait en anglais. Comme celui de tant de Palestiniens, ce récit est dramatique : depuis trois ans, un de ses quatre fils est en prison pour une durée totale de 6 ans. La cause ? Il a lancé des pierres aux soldats lors de la seconde Intifada. Or, la prison est située totalement au Sud du désert du Néguev, à plus de cinq heures de route de Tulkarem et naturellement, pour y aller, il faut obtenir un permis (ce qu’Israël offre rarement, pour des raisons de sécurité). Selon Noha, la coordinatrice locale de la Croix-Rouge à Tulkarem qui organise avec les familles une visite par semaine dans une prison d’Israël, il est fréquent que l’on refuse le permis aux parents. On l’accorde plutôt à un mineur, un proche du prisonnier (au petit frère ou à la petite sœur). Dans le cas d'Um Ashraf, elle a eu l’occasion de rencontrer son fils à travers une vitre crasseuse pendant une heure à quatre reprises en trois ans. Lors de ces visites exceptionnelles, le départ de Tulkarem avec l’autobus de la Croix-Rouge s’effectue à 4 heures du matin et le retour est à 23 heures.

Malheureusement, la souffrance de cette mère est loin d’être unique… Jusqu’à présent, je n’ai rencontré aucun Palestinien qui n’a pas un membre de sa famille ou une connaissance en prison. Après nous avoir raconté son histoire, Um Ashraf nous a demandé si nous pouvions l’aider puisque nous sommes des Occidentaux. Samar lui a alors répondu que nous pouvions écrire un rapport pour que plus de gens soient au courant de sa souffrance. Vous pouvez facilement imaginer à quel point je me sens ridicule dans ce genre de situation d’autant plus que les gens qui peuvent changer la situation, les « tout-puissants » qui lisent mon « rapport », c’est vous ! En fait, le plus déchirant pour moi dans l’histoire de cette femme est certainement ce sourire fier et persévérant qu’elle affiche malgré toute sa souffrance et de l’entendre dire : « Mon fils est une part de moi. Pourquoi ne viennent-ils pas m’arrêter, au moins je serais avec lui. » Au camp de Tulkarem, l’inquiétude d’une mère pour son fils est l’inquiétude de tout un camp : l’armée viendra-elle aujourd’hui, cette nuit, avec les chiens ? Qui sera arrêté, assassiné, sans procès ? Combien de mères et de pères seront privés de leurs fils ?

Un baume sur mes mots dans une cuisine israélienne
Face à tant de souffrances, mon attitude spontanée est souvent de maudire Israël, une réaction évidemment assez malsaine puisque tout Israélien devient facilement un bourreau à mes yeux et que la majorité d’entre eux sont tout aussi « puissants » que vous et moi. Une large part de mon silence des derrières semaines est justement dû au fait que je ne pouvais écrire à propos des Israéliens sans ajouter aux maux par mes mots, sans jeter de l’huile sur le feu. Hanté par la situation des agriculteurs et des prisonniers palestiniens, c’est mystérieusement en allant à un congrès quelques jours plus tard sur la militarisation et les genres, à Neve Shalom/Wahat as-salam, que mon vocabulaire paralysé (et peut-être même constipé) a retrouvé vie.

En bref, ce n’est pas tant les grandes conférences de la journée qui m’ont touché mais le contact avec une centaine d’Israéliennes (et quelques Israéliens) militant contre l’occupation, la plupart ayant été des objecteurs de conscience. Mieux encore, on m’a invité à joindre l’équipe qui préparait le souper dans la cuisine. Si au début je me sentais aussi lourd qu’une poche de patates, les trois heures de conversation en anglais et en hébreux, quelques larmes communes versées autour des oignons et surtout un cœur à cœur sur la difficulté d’être pacifiste (et même d’être en désaccord avec ses parents) dans une société qui ne conçoit sa sécurité qu’en termes militaires, m’ont fait tellement de bien. Au fond de moi, je sentais qu’entre les agriculteurs privés de leurs terres, les mères palestiniennes privées de leurs enfants emprisonnés et ces jeunes activistes plus souvent qu’autrement pointés du doigt comme des lâches ou des « self-hating Jews », il y avait une continuité. Au milieu de l’ail, des piments et des tomates, avec ces nouveaux amis israéliens, je sentais pour une des premières fois que la paix était possible, à condition que des gens de tous les milieux (des activistes israéliens, des résistants palestiniens, des étrangers préoccupés) se mettent ensemble pour la construire. Je sentais que le courage de recourir à d’autres mots, aussi simples que ceux que l’on utilise dans une cuisine, est nécessaire pour mettre fin à tant de maux.

samedi 4 août 2007

Comment ne pas perdre son âme sous l’occupation?


J’aimerais vous partager aujourd’hui toute la douleur que j’éprouve de vivre ici l’humiliation quotidienne de l’occupation avec les Palestiniens. Pourtant, je ne trouve pas les mots pour vous faire pénétrer dans ce drame que l’on cache si bien au monde derrière la façade de la « sécurité » et du « terrorisme ». Loin de moi la prétention de détenir des solutions ; je me sens plutôt perdu au milieu des check points, des routes de contournement, des couvre-feux, des colonies, du mur et des démolitions de maisons. Pourquoi tout cela ? Comment réagirais-je si l’on démolissait ma maison et que l’on m’envoyait la facture ensuite ? Si, une fois malade, on me disait d’attendre une semaine « l’invitation » d’un hôpital pour y séjourner ? À défaut de trouver mes mots, j’aimerais vous raconter deux histoires…

Une maison à Jérusalem-Est, à 10h30, un mardi matin
La première histoire est celle d’une famille de 19 personnes qui n'a pas beaucoup d'argent et qui construit une annexe au 3e étage de sa maison, tout simplement parce les parents n’ont pas les moyens de louer un appartement pour leurs enfants. Or, comme les Palestiniens peuvent très difficilement obtenir un permis de construction dans Jérusalem-Est (contrairement aux Israéliens qui construisent des colonies illégales un peu partout), la police et l'armée viennent à leur gré détruire ce qui a été construit sans permis, soit 40% des maisons. Selon Jeff Halper, le fondateur d’ICAHD, cela fait partie de la stratégie israélienne qui vise à annexer Jérusalem-Est (par le mur qui l’encercle), à la vider des Palestiniens (par la destruction de maisons) et à la judaïser (par la construction de colonies). Enfin, je laisse aux universitaires-chercheurs, aux journalistes et aux politiciens débattre de cette question, mais il n’en reste pas moins qu’ici, les gens vivent une insécurité terrible. À chaque fois qu’ils quittent leur maison, ils ne sont pas sûrs qu'elle sera debout au retour et pour la plupart, c’est tout ce qu’ils ont ! Mardi matin, donc, la police a expulsé la famille David de leur logis pour en démolir le 3e étage (voir la photo). Selon un cousin avec qui nous avons discuté, deux des fils et le père ont même été envoyés à l'hôpital à la suite des blessures subies lors de l’expulsion. Mes collègues et moi avons été témoins de la démolition, dans l’impuissance, n’ayant pour seul recours que la caméra et le crayon… D’ici quelques semaines, cette famille recevra la facture pour cette démolition.


Au check point de Qalandia, à 16h30, un jeudi soir
Et l’histoire de cet homme privé de son identité. Nous venions de sortir du check point pour nous rendre à Birzeit (à quelques kilomètres de Ramallah) au moment où l’homme nous est apparu. Il était vêtu très modestement et il y avait les yeux très rouges. Il ne parlait qu’en arabe. À l’improviste, nous demandons aux gens autour de nous « tak inglisy » (vous parlez anglais ?) jusqu’à ce que nous trouvions un traducteur. On comprend alors que l’homme, Adil de son prénom, a un problème aux yeux et qu’il doit se rendre à Jérusalem pour se faire soigner. Le hic, c’est que pour traverser de la Cisjordanie à Jérusalem-Est, il faut un permis pour quiconque n’a pas de carte d’identité de Jérusalem. Comme nous l’expliquait William Hadweh, le chef des soins infirmiers à l’hôpital Augusta Victoria (voir photo), pour avoir des soins, il faut d’abord une invitation de l’hôpital puis attendre que les autorités militaires israéliennes en territoires palestiniens occupés émettent le permis (ce qui prend environ une semaine). Plutôt que d’attendre une semaine pour obtenir ce permis, Adil a choisi de sauter par-dessus le mur à Ar-Ram. Or, il s’est fait prendre. Normalement, quand quelqu’un tente d’entrer illégalement en Israël, il peut être détenu trois heures puis relâché. S’il récidive, il peut être mis en prison. Dans le cas d’Adil, les soldats ont illégalement décidé de lui confisquer sa carte d’identité, question de « jouer avec lui », selon les paroles de Tamar Avraham de Machsom Watch. On lui a alors dit d’aller récupérer sa carte au check point de Qalandia. Il était 10 heures le matin.


À 16h30 nous sommes intervenus, non pas pour que l’homme soit traité, mais pour qu’il puisse récupérer sa carte d’identité et rentrer chez lui (comme il est de Bethléem, il a besoin de sa carte d’identité pour franchir le check point dit « container », seule façon de faire le trajet Nord-Sud de Cisjordanie sans passer par la Jérusalem emmurée). Après trois heures de multiples démarches (Machsom Watch, Croix-rouge, Hamoked et ligne humanitaire de l’armée israélienne), il a fallu se rendre à l’évidence que rien ne pouvait être fait. La carte d’Adil n’était pas à Qalandia, l’armée ne la trouvait nulle part et, comme le vendredi et le samedi constituent la fin de semaine en Israël, il devait donc se rendre dimanche au bureau de l’administration militaire du district de Bethléem pour se procurer une nouvelle carte. Vous me direz : comment est-il retourné chez lui ? En faisant un grand détour par le désert pour ne croiser ni mur, ni check point, ni soldat… in sha Allah !

Apprivoiser sa souffrance et sa colère
Il y a des jours où mon cœur saigne tellement devant toute la souffrance des Palestiniens. J’en fais des cauchemars la nuit. J’ai tant à me battre contre moi-même pour ne pas devenir violent ou agressif. À chaque fois que je mets les pieds à Jérusalem-Ouest, la Jérusalem juive, une telle colère m’envahit parce que je vois à quel point les autorités municipales négligent sa voisine, la Jérusalem arabe… Lorsque ça prend 45 minutes pour traverser un check point et que des soldats «beuglent» quoi faire en hébreu par des haut-parleurs au maximum et que tout le monde se bouscule pour passer trois par trois au tourniquet (voir la photo), il est dur de garder son calme. Souvent, je pense à mon père qui prend si bien soin de ses vaches et je regarde comment les gens sont traités ici… Je regarde ces soldats qui sont aussi prisonniers de la machine, la mitrailleuse nonchalamment en bandoulière, et je rage contre l’architecte du check point, contre le gouvernement du check point, contre la communauté internationale du check point. Je suis moi aussi un numéro au check point, un peu moins humain à chaque fois que je le traverse.


Le dur défi de s’ouvrir les yeux
Heureusement, l’accueil des Palestiniens et leur courage depuis plus de 60 ans d’humiliation, la détermination de plusieurs Israéliens qui consacrent leur vie à lutter contre toutes les injustices commises par leur pays, la présence d’internationaux lucides qui n'achètent pas le discours du premier venu et qui tentent réellement de comprendre la complexité des retombées de chaque geste posé ici comme ailleurs, tout cela me redonne tellement d’énergies. Mes amis québécois, ma famille, jouent aussi un rôle important pour que je n'y perde pas mon âme. Il est si difficile de déconstruire toute la propagande qu’on entend en Amérique du Nord comme en Israël à propos du conflit israélo-palestinien. Cela implique de remettre en cause tant d’idées préconçue à propos de nos propres « vertus démocratiques ». La première fois que je suis venu en Israël, j'ai refusé de me rendre de l'autre côté du mur et j'ai été très borné face à ceux et celles qui ont tenté de m'ouvrir les yeux sur ce qui se passe derrière la « barrière de sécurité ». Je réalise aujourd’hui que mon silence, que mon ignorance, étaient construits sur les mêmes bases que celui des Israéliens.

Découvrir son âme… de l’autre côté du mur
Traverser de l’autre côté du mur, traverser sur l’autre rive en terme évangélique (Lc 8, 22), demande un tel détachement : cela implique de s’ouvrir à l’autre coûte que coûte malgré les tempêtes et assumer la marginalisation qui l’accompagne. L’autre fait alors partie de mon monde, de ma chair! Jésus est cet homme qui a aussi cherché ses mots et les a trouvé en racontant des histoires. Il a traversé de l’autre côté du mur : il est allé vers les collecteurs d’impôts et les prostituées, vers les Samaritains et les étrangers, et même vers les soldats romains de son époque (les occupants !). De la même façon, je réalise que la résistance à l’occupation, peu importe le prix à payer, est la route spirituelle que Jésus a empruntée. Refuser d’être parmi la majorité silencieuse et courir le risque de vivre de l’autre côté du mur, au Québec comme en Israël, n’est-ce pas là l’essentiel de l’Évangile ? Perdre son âme… Non, c'est plutôt de ce côté qu'on la découvre dans toute sa profondeur!

mercredi 1 août 2007

Ma’ale Adumim… pas si loin de chez vous !



À 15 minutes de Jérusalem-Ouest, la partie juive aux allures californiennes de « l’indivisible cité », existe une banlieue nommée Ma’ale Adumim. Elle est merveilleuse, fleurie, joviale avec de jolis immeubles d’habitation un peu partout, de belles routes, des parcs et des arbres. En bref, Ma’ale Adumim ressemble à une oasis, une beauté jaillie en plein désert (et en effet, cette banlieue est en plein désert). Y vivent des gens comme vous et moi, qui triment de 8h le matin à 5h le soir, qui aiment magasiner dans les nombreux centres d’achat de la place, aller à l’une des 4 quatre piscines de la ville ou encore bouquiner tranquillement dans la « bibliothèque de la paix ». Pour simplifier la vie de ses 35 000 habitants, cette oasis est reliée à Jérusalem par une autoroute très efficace qui zigzague joyeusement à travers les collines désertiques, les camps de bédouins et le mur de sécurité spécialement adapté à la couleur du paysage, un beige sable. Au passage, à quelques minutes de la ville, vous pouvez saluer les soldats de la main au poste de contrôle. N’ayez crainte : on ne vous arrêtera pas… ils sont là pour assurer votre sécurité contre les « terroristes » potentiels.

Je vous jure : j’ai été touché par la beauté du lieu. Vraiment, si je ne prenais pas le temps d’y réfléchir un peu, j’y déménagerais spontanément ! Comme nous le soulignait Angela Godfrey du Comité israélien contre la destruction de maisons [1] lors d’une vision alternative de Jérusalem-Est , le seul hic est que Ma’ale Adumim est la deuxième plus grande colonie de peuplement israélienne – la première à avoir obtenu le statut de ville en 1992. Or, qui dit colonie dit vol de terres, déplacements de population et défense des territoires arrachés.

Vol de terre… L’image est assez simple : située à 4,5 km de la ligne verte (la frontière de 1967), Ma’ale Adumim est complètement en territoire palestinien occupé et sur des terres qui appartenaient jadis aux habitants d’Abou Dis, El Izriyeh, El Issawiyeh, El Tour et Anata, dont les possibilités d’expansion sont aujourd’hui fortement réduites.

Déplacement de population… La communauté bédouine Jahaline n’est pas en reste : chassés du Negev en 1948, les réfugiés se replient sur le territoire de la future Ma’ale Adumim. Or, à partir de 1976, les avis d’éviction, les destructions de maisons et les incursions militaires dans les camps bédouins deviennent une routine. Entre 1997 et 1999, 120 familles sont chassées pour laisser place à la colonie en expansion (malgré les recours devant la justice israélienne) et redirigées par Israël à 500 mètres du dépotoir d’Abu Dis (où sont versées les ordures du grand Jérusalem et de Ma’ale Adumim, soit 700 à 800 camions par jour), un endroit naturellement des plus propices pour faire paître des moutons… [2]

Défense et annexion des territoires occupés… Ma’ale Adumim constitue aujourd’hui la dernière pelletée de terre afin de déclarer morte et enterrée la solution à deux États. En effet, si la colonie occupe aujourd’hui 7 kilomètres carrés, le plan municipal d’expansion prévoit au contraire une expansion jusqu’à 55 kilomètres carrés. Autrement dit, la colonie s’étendra quasiment de la mer Morte à Jérusalem, coupant ainsi la Cisjordanie en deux ; de même, l’expansion vers le Nord de Ma’ale Adumim grugera les dernières possibilités de croissance de Jérusalem-Est . [3]

Incroyable ? En effet, il est presque difficile de croire que la merveilleuse Ma’ale Adumim soit entachée d’autant de sang et de souffrance… Encore plus difficile de croire qu’à l’ombre de cette cité rutilante, il y ait tant de sœurs et de frères que l’on cherche à faire disparaître, dont on cherche à nier l’existence. En fait, pour qui s’arrête quelques minutes pour y penser, force est de réaliser que les Ma’ale Adumim pullulent dans notre monde. Par exemple, bien qu’elles soient vieilles de 400 ans, les Amériques regorgent de « frères-bédouins » déportés. Sans le savoir, vous vivez probablement sur la terre de quelqu’un d’autre, sur une terre conquise et colonisée. Personnellement, je n’ai qu’à penser à Montréal : la belle ville aux cent clochés s’est imposée sur un territoire où vivaient entre autres les Mohawks, ne laissant à cette nation que la petite bande de terre au Sud de l’île qu’est aujourd’hui Kahnawake... Et guise de compensation, nous les avons enclavés !

Ma’ale Adumim est-elle si loin de chez vous ? Répondre à cette question, c’est être plongé au cœur du conflit israélo-palestinien sans même sortir de chez vous… Ahlan wa sahlan fi Filestine ! [4]




[1] Pour en savoir plus, voir le site d’ICAHD au www.icahd.org.
[2] Pour plus d’informations sur ce dossier controversé (les habitants de Ma’ale Adumim tout comme les autorités israéliennes ont évidemment un tout autre discours, percevant plutôt les Bédouins comme des « squatters » et un foyer de cellules terroristes), voir l’étude du Applied Research Institute of Jerusalem, « The Jahalin vs. Ma'ale Adumim: Case History », 21 février 2007, http://www.arij.org/index.php?option=com_content&task=view&id=273&Itemid=26&lang=en, et la lettre au secrétaire général des Nations Unies de Agricultural Development Association (PARC), Al Haq, Applied Research Institute -Jerusalem (ARIJ), Badil Resource Center for Palestinian Residency and Refugee Rights, Defence for Children International/Palestine Section (DCI), Ensan Center for Democracy and Human Rights, The Israeli Committee Against House Demolitions (ICAHD), and the Jerusalem Legal Aid Center (JLAC), « Urgent appeal on the situation of the Jahalin Bedouin living in the occupied Palestinian territory and threatened by forced displacement », 6 juillet 2007, http://www.dci-pal.org/english/display.cfm?DocId=588&CategoryId=1.
[3] Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal, « A l’ombre du mur : Comment Israël confisque Jérusalem-Est », Le monde diplomatique, février 2007, http://www.monde-diplomatique.fr/2007/02/REKACEWICZ/14411.
[4] Bienvenue en Palestine !