jeudi 18 janvier 2007

Du dialogue à la solidarité


À cette heure, nous sommes déjà le 19 janvier, dernier jour du Forum mondial théologie et libération. Ce matin, Denise Couture, membre de la délégation québécoise, avait été désignée pour la quotidienne synthèse théologique de la veille. Voici donc, en traduction libre (de l’anglais), ce que Denise a dit à l’assemblée sur la journée du 18 janvier.


Au début de la journée, nous avons reçu la visite d’enfants et d’adultes qui vivent à Kibera . Ils nous ont présenté un rituel : chants, paroles, prières. Pour nous, ce fut un lien avec la journée précédente et avec la situation d’extrême pauvreté à Nairobi. Le groupe de théologiens et de théologiennes qui avaient pour tâche d’écouter ce qui se passe dans ce forum croit que la visite des bidonvilles de Nairobi par des personnes qui viennent de partout au monde pose des questions d’ordre éthique. On a gardé ces questions ouvertes.

Après le rituel, nous sommes allés participer aux quelques vingt-cinq ateliers, toute la journée. On y a abordé trois types de problématique. Premièrement, sur le contexte kenyan et africain: la culture africaine, la théologie chrétienne africaine, la famille, les traditions, l’héritage spirituel et les églises indépendantes africaines. Deuxièmement, il y a eu plusieurs ateliers à propos d’alternatives et d’actions urgentes en ce qui concerne l’écologie (pour un autre postKyoto, le VIH/SIDA, Kibera et Korogocho (le groupe théologique suggère de trouver un autre mot pour slum (bidonville) qui est des plus péjoratif), le trafic de femmes, des pratiques féministes indigènes alternatives et la construction de paix et de justice. Troisièmement, plusieurs ateliers ont porté sur des théorisations urgentes : le genre, les multiples résistances à l’empire, la façon de construire des convergences entre différentes alternatives, les théologies africaines et indigènes.

Sur le plan de l’expérience, cette journée consacrée aux ateliers a fait ressortir la diversité entre les participants et les participantes à ce forum. Ce fut une journée de liberté et de réseautage. Dans le cadre de leur atelier, plusieurs personnes ont parlé de ce qui était le plus important pour elles et qui, selon elles, pouvait contribuer à créer un autre monde possible. Plusieurs ont parlé avec passion et plusieurs ont écouté avec passion. J’ai profité de la période de repos après le dîner pour demander aux gens : Comment ça va? Comment décririez-vous la journée des ateliers? L’un a dit que l’esprit était parmi nous. Une autre qu’il y avait de l’air, du souffle. On ressentait une fluidité dans les relations et dans les échanges.

Puis vint la plénière. Nous y avons accueilli un groupe de danseurs du nord-est du Kenya. Puis le groupe du Québec a présenté le forum régional tenu à Montréal en novembre 2006, une expérience inspirante pour la continuation du forum. Ensuite, nous nous sommes remémoré chaque atelier en les commentant un à un. Certains ont affirmé que nous avons besoin de nouvelles manières de faire de la théologie et libération. Nous avons remarqué que le dialogue interreligieux n’est pas nécessairement une solidarité, surtout lorsque les personnes placées en situation de dialogue ne sont pas égales entre elles. On a proposé de le remplacer par une articulation d’actions alternatives variées, situées dans lieux pluriels et dans la lignée de diverses traditions spirituelles et religieuses, qui ont en commun de contrer les complicités à l’empire. Un prochain défi consiste à construire des convergences entre les alternatives, tout maintenant un espace de multiplicité entre elles et en chacune d’elle.

Pour honorer la diversité, l’utilisation des quatre langues officielles importe dans ce forum: l’anglais, l’espagnol, le portugais et le français. Mes collègues et moi avons parlé en français hier et avant-hier de manière à résister contre une possible disparition du français au Québec. Aujourd’hui je parle en anglais et j’affirme ainsi que nous avons besoin de multiples stratégies pour résister aux structures de l’empire. Celles-ci nous rattrapent subrepticement si l’on s’en tient à une seule stratégie de résistance.

Par la suite, après la plénière nous avons pris l’autobus pour nous rendre dans un hôtel de Nairobi pour un souper festif. J’entendais des gens sympathiser bruyamment. Apparemment les personnes étaient enthousiastes. Pour moi, le voyage en autobus a été un moment de joie complète accompagnée de Teresa, qui vit au Nigeria. Le souper fut une célébration : du vin, des amis, de superbes danses africaines et certains parmi nous ont dansé aussi. Au retour, dans l’autobus, nous avons chanté des chansons dans différentes langues.

Ce deuxième forum Théologie et libération se présente comme une transition en ce qui concerne la méthodologie. Le prochain forum s’alignera-t-il de plus près à la façon de faire du forum social? Nous ne le savons pas, mais nous savons que le jour des ateliers, des échanges libres et des propositions multiples d’alternatives fut un jour joyeux, créatif et marqué par la fluidité.

Quand le plus beau sort de la « dompe »

(Ce texte a été écrit après une autre tardive conversation avec Angela.)

« Les Africains sont les êtres les plus religieux au monde et les plus abusés. Est-ce dire que l’irréligion est la clé du succès et la religion le secret de l’esclavage ? » Ces paroles de Philomena Mivaura sont de la dynamite… Elles parlent de la profondeur d’âme de l’Afrique où sous les façades euro-chrétiennes et arabo-musulmanes, se tapit un trésor : le riche patrimoine des cultes, des mythes et des cosmologies animistes qui situent l’humain non au-dessus mais au milieu de la création (j’espère avoir le temps d’y revenir plus tard, nous avons tant à apprendre nos ancêtres africains, tout comme des Amérindiens !). En fait, il faut qu’un peuple ait l’âme d’une profondeur inouïe pour continuer à croire et même pour croire encore plus face à l’esclavage auquel les acteurs du système économique actuel l’ont condamné. Les slums comme on les appelle ici (ou bidonvilles) en sont le meilleur exemple : peut-on imaginer plus profonde déshumanisation ? Laissez-moi vous tracer un portrait.

Après les présentations de ce matin sur l’Afrique et son contexte, nous avons pris l’autobus pour découvrir sur le terrain le contexte africain et le néolibéralisme : certains allèrent visiter un bidonville, d’autres un orphelinat et les derniers une entreprise collective de prise en charge. Si la rencontre des sœurs de mère Teresa à Huruma et de la centaine d’orphelins dont elles prennent soin (la plupart atteints de paralysie cérébrale) fut pour moi bouleversante, ce ne fut rien à côté de l’indignation d’Angela, Normand et Jean-François suite à leur visite de Korogocho. Bidonville situé aux côtés du dépotoir de Nairobi, les gens qui y vivent supportent une odeur pestilentielle. Jean-François raconte qu’il en avait les larmes aux yeux à retenir ses nausées. Dans les rues dévalent des enfants, petits et grands, qui lancent des « Hi ! How are you ? » sous le regard acéré des vautours qui dessinent dans le ciel la spirale funeste de la pauvreté. Les maladies de toutes sortes, le SIDA en tête de procession, rongent nos semblables. Pas surprenant quand l’on considère que l’eau qu’ils boivent tuerait n’importe quel blanc qui tenterait d’en consommer un tant soit peu. Quelques bouts de tôle pour maison, ils sont 120 000 entassés sur un kilomètre carré !

Ainsi décrit, le fatum de Korogocho semble sans espoir et la culpabilité de tous les acteurs du système économique mondial (vous et moi, nos dirigeants, nos entreprises), sans fin. Et pourtant, au cœur du plus inhumain, d’une kénose encore plus radicale que celle du Christ (Jésus n’était pas sidatique aux dernières nouvelles, et l’eau de la mer de Galilée n’était pas mortelle à consommer), surgit l’inattendu. Il y a 20 ans, un prêtre catholique, le Père Alex, vient s’installer dans le bidonville. Sous son leadership catholique, anglicans, pentecôtistes et autres Églises locales commencent à travailler ensemble dans un esprit œcuménique incroyable qui met en lumière en un regard tout le ridicule de nos chicanes doctrinales. Graduellement, les Églises (micro-États en bataille dans Kogorocho puisque le gouvernement kenyan ne reconnaît la slum que lorsqu’il est temps de percevoir les taxes foncières) jadis en bataille pour retenir leurs fidèles commencent à agir ensemble et à s’entraider : preachers, pasteurs, prêtres, hommes et femmes. Ils décident de comprendre avec leurs fidèles POURQUOI ils vivent dans un bidonville. Plutôt que d’entretenir les discours victimologiques, ils deviennent des acteurs. Oui ! un ventre creux peut comprendre sa place dans l’économie mondiale et pourquoi on le condamne à l’immonde. La résurrection surgit alors, miracle inusité, inattendu, impossible au cœur de l’atrocité souffrante : les gens commencent à s’entraider, à s’éduquer et à combattre ensemble le système qui les ignorent. Incroyablement, le fumier de Korogocho devient un composte où fleurit une humanité conscience.

Pendant ce temps, subversivement, le monde surprivilégié du Nord est à pourrir… Obsédé par sa richesse, possédé des démons de consumérisme, rongé de l’intérieur par son nihilisme grandissant qui permet au Québec de détenir un taux de suicides recours chez les jeunes hommes, l’âme occidentale ressemble de plus en plus au dépotoir de Korogocho. À preuve : elle lève le cœur, et jusqu’aux larmes, à une bonne partie de l’humanité. Évidemment, victimiser ou culpabiliser ne rend pas acteur, cela ne fait que paralyser. Fort heureusement, Korogocho nous apprend que c’est de la « dompe » que sort ce qu’il y a de plus beaux, que c’est là, inch’Allah, que commence l’autre monde possible.