vendredi 19 janvier 2007

Que le christianisme se taise ! Seuls les analphabètes savent lire la Bible

Nous sommes samedi, il est 7 heures du matin. Dehors, les corbeaux croassent régulièrement et les petits oiseaux gazouillent. Il fait frais. D’ici midi, il fera dans les 30 degrés. Tel est l’hiver kenyan à Nairobi ! Le Forum social commence cet après-midi, le forum de théologie et libération se terminait hier avec l’allocution du charismatique Desmond Tutu. Les derniers jours ont été à la fois riches, complexes et épuisant. Alors que mon corps voudrait dormir un peu plus ce matin, je ne peux m’y résoudre : il y a en moi un sentiment d’excitation et de grande urgence.

Les derniers jours, particulièrement mes discussions avec plusieurs Africains et ma découverte des slums, ont été bouleversants : des gens meurent, il faut agir et maintenant ! Nos religions tuent ! Comme le disait une collègue d’Amérique latine qui travaille avec les premières nations de Colombie : les monothéistes patriarcaux ont les mains pleines de sang, ce sont les religions qui ont construit et supportent toujours l’Empire. Combien de Chrétiens vivent de la souffrance et de la mort de leurs pareils sans broncher ? Abraham est mort et ses « fils » devraient simplement se taire et mourir...

Avec plus de modération, le combien touchant théologien coréen Kim Yong-Buck abondait dans le même sens : pourquoi Jésus d’Asie (Nazareth est bien en Asie !), qui s’est levé contre l’imperium romanum et a été condamné à mort par lui, est-il devenu l’Agent romain par excellence par la liturgie, la théologie, les ordres religieux, le cléricalisme, etc. ? Plutôt que d’exhorter au silence les religions impériales, Kim propose une convergence de toutes les fois du monde pour la libération. Selon lui, le dialogue, la coopération et la solidarité interreligieuses ne mènent qu’à des discours creux. Ce n’est pas assez ! Il nous faut converger ensemble en une résistance qui adopte une vision, des actions et des stratégies communes. Il faut se découvrir en agissant pour un but commun.

Évidemment, il s’agit encore de mots, des mots gentils, certes, dont nous avons besoin, mais la convergence dans la réalité est plus difficile. Une fois de plus, c’est de l’ingéniosité du slum que me vient un début d’espoir, ce lieu qui ne déshumanise pas ceux qui sont dedans mais vous et moi qui sommes dehors, qui acceptons passivement la mort de nos pareils ! Comme le disait Desmund Tutu hier soir dans la fougue et les éclats de rire : Toi, oui, toi ! Tu es unique, tu es merveilleuse ! Tu es extraordinaire ! Hihihihi ! Dieu t’aime comme si tu étais la seule personne sur cette terre ! Hahahaha ! Oui, tu es son image, tu es son représentant sur terre ! Dans l’Église catholique, comme dans une bonne partie de l’Église anglicane, nous nous agenouillons devant la présence eucharistique de Dieu. Toi, toi, toi et toi, vous êtes à l’image de Dieu !Devant chacune, chacun, de vous je dois donc faire une génuflexion ! Nier l’humanité de son frère, de sa sœur, est un blasphème ! C’est comme cracher au visage de Dieu !

Or, quel blasphème encore plus grand, pour qui vous qu’à 5 km de différence, entre Nairobi et Kivera, c’est la ouate pour les uns et les ordures pour les autres, le ciel et l’enfer. Comme je disais, c’est du bon Père Alex que me vient une part de réponse sur le rôle de la religion, et de ma religion hégémonique, dans la libération : c’est impossible de lire la Bible à Langata (le cartier où nous vivons que certains nomment aussi le « petit Vatican » puisque la plupart de confessions chrétiennes et maintenant communautés religieuses catholiques y ont leurs séminaires et leurs grandes maisons entourées de clôtures et gardées par des sociétés de sécurité privée… à l’ombre des clôtures de ces nantis, des sous-privilégiés construisent de petites maisons et attendent qu’on leur offre le privilège d’un peu d’eau). Donc, impossible de lire la Bible à Langata, il faut aller à Korogocho, dans le slum. Autrement dit, on ne peut pas lire la Bible dans Rosemont, il faut aller dans Saint-Henri ! Ô paradoxe : comme Jésus en son temps offrit le royaume de Dieu aux prostituées, aux voleurs d’impôts et aux pécheurs, ce sont les analphabètes qui aujourd’hui savent lire la Bible !

Ce même résonnement, on peut le pousser encore plus loin à propos du Forum théologie et libération lui-même : ce ne sont pas les intellectuels et les bien-pensants universitaires avec leurs faramineux salaires qui savent ce qu’est la libération (ou enfin très peu, c’est comme les nantis qui peuvent lire la Bible !). Ces gens doivent être d’une grande humilité, se taire, s’effacer pour laisser la parole aux autres. Ils doivent non les haut-parleurs du système ou de leur propre volonté de pouvoir, mais les porte-parole des réprimés, des exclaustrés, des muets. À cet égard, le FMTL ne fut qu’un début d’ouverture d’un espace de réelle libération et de partage de la parole. Des quatre jours de Forums, 2 ½ jours furent des conférences de spécialistes, ½ journée fut la visite des slums et orphelinats, et une journée fut consacrée aux ateliers. Physiquement parlant, dans la salle de plénière les chaises étaient cordées en rang d’oignons plutôt qu’en cercle. L’espace en était d’avance un de monopole de la parole, la « vérité » venant de devant, malgré tous nos discours sur l’importance du pluralisme comme don de Dieu. Un tel environnement privilégie énormément les Occidentaux aussi (fort heureusement, tout près de la moitié de l’assemblée était africaine !) qui ont l’habitude de gueuler et de débattre. Je doute fort que cette manière de faire ressemble beaucoup aux cultures africaines… il faut faire autrement, collectivement, et que l’Ouest se taise !