vendredi 26 janvier 2007

Bilan : Le monde vu du Forum social mondial

Ce texte a été écrit par Angela Gabriella Aurucci, Denise Couture, Jean-François Roussel, et moi-même, tous membres du CÉTECQ, et envoyé aux journaux québécois qui semblent beaucoup trop occupés à Davos pour parler de Nairobi...

Du 20 au 25 janvier, se tenait à Nairobi le septième Forum Social Mondial. L’événement, d’une envergure impressionnante, regroupait environ 100 000 personnes venues des 5 continents, dans l’esprit d’une pensée et d’une pratique altermondialistes. Nous sommes venus ici pour apprendre, au contact d’une diversité d’expériences, comment une multitude de communautés locales, de par le monde, réagissent à la transformation de leurs milieux en contexte de globalisation.

Il n’est pas facile de rendre compte de l’expérience à la fois si riche et parfois si contradictoire du Forum social mondial qui a présentement cours à Nairobi. Parmi cette masse de militant(e)s et d’intellectuel(le)s l’esprit est à la résistance : un autre monde est possible !

Et pourtant, la résistance contre l’Empire et les infrastructures néo-libérales cohabitent ici avec le capitalisme dans une déchirante tension. Un exemple : alors que se rassemblent les groupes qui luttent contre coca-cola, on nous vend partout sur le site de l’eau mise en bouteille par l’une de ses filiales. Au FSM existe aussi la discrimination économique : on peut acheter sa banane pour 5 Ksh (0,03$) l’extérieur du site, sur place pour 10 Ksh (0,06$) d’un marchand itinérant ou bien pour 50 Ksh (0,30$) dans la tente de la succursale kenyane de la multinationale Fairmount présente sur place. Pire encore, alors que l’on parle d’écologie toute la journée, le soir venu, on trouve des amoncellements de déchets partout sur le site puisqu’il n’y a pas de poubelles nulle part !

Une couleur africaine

Que dire de Nairobi elle-même ? D’abord, qu’elle est une ville diversifiée aux points de vue culturel, économique et religieux.

Tenir le Forum social mondial en Afrique, c’est rencontrer un mélange culturel à deux points de vue : mélange des cultures d’Afrique subsaharienne en présence (car il va de soi qu’elles sont majoritairement représentées), dont la variété peut facilement échapper à l’occidental mais qui se manifeste ici; mélange des cultures traditionnelles et modernes aussi. Une image éloquente : celle de jeunes Masaïs en tenue traditionnelle, au regard de feu, venus ici au même titre que les autres participants pour écouter et partager : arc à l’épaule, bâton de berger à la main ; mais qui, comme tant de jeunes Québécois, se retirent brièvement des ateliers en extirpant de leur besace des cellulaires chantonnant ! Ou encore, la congestion routière du matin sur l’autoroute en direction du centre-ville, pendant que dans d’autres quartiers des gens déambulent à pied en tirant une charrette ou en guidant une vache ou des chèvres.

Un autre aspect de la variété à Nairobi, c’est une inégalité socioéconomique frappante : d’une part, une classe très riche, habitant maisons cossues (et bien gardées), roulant en VUS; de l’autre, Kogorocho, Kibera et d’autres bidonvilles où s’entassent 2 millions de personnes dans un degré de misère matérielle qui apparaît sous-humain, et pire que celles des bidonvilles d’Amérique latine.

Voilà qui pourrait nous entraîner sur la pente facile de la commisération à la vue du « pauvre » Africain. Non, nous résistons à ce réflexe, pour deux raisons. D’abord, parce qu’il n’est pas tout à fait exact de dire que ’Afrique est « pauvre » : plus précisément elle est exploitée, ses fabuleuses ressources pillées depuis plus d’un siècle (1885, Conférence internationale de Berlin, qui réunit les chefs des États coloniaux pour régler le partage de l’Afrique en parts de gâteau pour tous les convives). Sans parler, bien sûr, de l’immense capital humain perdu par la traite des esclaves en Europe et en Amérique, à une époque heureusement révolue.

Il faut venir ici, sur place, pour constater de visu les résultats de cette histoire. Pour éprouver la légitimité d’une revendication croissante, celle de l’annulation de la dette des pays d’Afrique, qui ont largement contribué à créer la richesse des banques du Nord sans jamais être payés de retour. Le Forum de Nairobi n’a pas le chic de celui de Davos, quelques clics de Google Earth plus haut, mais Nairobi instruit beaucoup sur Davos.

L’autre raison pour laquelle nous résistons au réflexe de regarder l’Afrique par la lorgnette de la « pauvreté » : alors qu’on nous a appris à considérer le continent africain comme perdu, sous-développé et incapable de se prendre en main (et donc encore moins de contribuer au mouvement altermondialiste), nous découvrons ici des personnes créatives, inspirantes et riches d’une diversité que nous avons parfois tant de mal à célébrer. Par exemple, le Kenya est constitué de 42 communautés culturelles (ce que certains nomment tribus) qui cohabitent pacifiquement malgré les différences de langues et de religions, pour ne nommer que celles-ci. La vaste proportion d’Africains ici présents nous racontent leurs luttes et leurs engagements quotidiens de libération.

Le Forum de Nairobi, en effet, a accordé une place de choix aux préoccupations et aux enjeux africains, en tâchant souvent d’articuler réflexion et stratégie d’intervention. Citons à titre d’exemples, le problème de l’eau et de sa distribution. Le fondamentalisme religieux et les moyens de le contrer. Le VIH-sida. La libéralisation du marché du travail et les femmes en Afrique. Le Sahara occidental, dernière colonie africaine. L’Université africaine à l’heure de la mondialisation. La spiritualité africaine et son apport à la décolonisation des esprits. Le processus de réconciliation au Rwanda. Perspectives africaines sur le commerce équitable. L’impact déstructurant des OGM sur l’agriculture et les agriculteurs en Afrique. Ce ne sont là que quelques-uns des très nombreux thèmes africains abordés au Forum, parmi beaucoup d’autres qui concernent d’autres régions du monde, y compris la nôtre.

Un regard québécois

Regarder le Québec, et plus largement l’Occident, du Kenya est une expérience des plus bouleversante. À leur exemple, nous sommes devant le défi de construire une solidarité internationale, de modifier notre structure de pensée qui fait en sorte que l'on aborde très spontanément les Africains comme des victimes. Nous dispenser de cette tâche consolide les relations coloniales et fait obstacle à la tâche commune de bâtir les conditions d'une solidarité.

D’un point de vue québécois, l’intérêt d’un forum mondial en Afrique est de jeter un éclairage nouveau sur certaines questions proprement québécoises et de favoriser des réseautages inattendus. Ainsi, la situation des éleveurs nomades de l’Afrique de l’Est rappelle à maints égards celle des nations autochtones de chez-nous, entre autres à propos du territoire et de la discrimination. Ou encore, le concept de développement durable est critiqué à partir d’une perspective du Sud : alors qu’il devient de plus en plus clair que la planète ne peut plus suivre la cadence de son exploitation au nom du développement (durable ou pas), ne serait-il pas temps d’oser remettre en question, de manière radicale, cet objectif de développement continu ? A fortiori quand ce développement des uns se fait aux dépens de la vie des autres (voir chez-nous l’impact du détournement du fleuve Rupert sur les communautés cries).

On pourra toujours reprocher au Forum social mondial de regrouper les utopistes de tous les continents pour des résultats politiques bien minces. Bien sûr, un sommet de chefs d’États fait sentir ses effets avec autrement plus d’efficacité. Pourtant, au FSM, on peut entendre des voix multiples, venues de partout, qu’on n’entendra pas ailleurs s’exprimer d’une voix unifiée. Non pas des voix d’utopistes mais celles de gens engagés dans une mosaïque de projets de terrain, à la grandeur du globe, qui produisent des changements réels à l’échelle locale. Les uns apprennent des autres et se regroupent par delà les frontières dans des réseaux neufs et inattendus. Cela justifie amplement l’expérience des Forum sociaux mondiaux et nous prépare avec impatience au Forum social québécois, qui aura lieu à Montréal en août prochain.