mardi 5 décembre 2006

Le mur de sécurité - Bethléem


Si tout va bien (comme on dit en arabe, inch'allah), je serai en Israël-Palestine de juillet à octobre 2007 comme Accompagnateur oecuménique, c'est-à-dire comme bénévole pour alléger un peu la vie quotidienne des Palestiniens (par exemple, par la présence de ma bouille d'Occidental, il est possible de réduire les tensions aux cheak points où les soldats israéliens font souvent la pluie et le beau temps). Cette photo, prise en juin dernier près de Bethléem, est un fort symbole de la division actuelle entre Israël et la Palestine. "Peace, shalom, salam... from the Israeli Ministry of Tourism'" qu'est-ce que ça signifie? Symbole de peur, d'ironie, d'impérialisme? Difficile de comprendre ce que cachent vraiment les mots.

dimanche 15 octobre 2006

Quand s’asseoir à l’écart devient un appel et une grâce



Dans cette peinture pour le moins évocatrice et subversive de mon amie Annie-Claudine Tremblay, peut-on dire que Jésus était "dissident" au sens "d'assis à l'écart" ?









Ce texte constitue ma contribution à un débat sur la dissidence en Église au Centre culturel chrétien de Montréal (CCCM), le 28 septembre dernier, avec Odette Mainville, Mgr Bertrand Blanchet, archevêque de Rimouski, et Gregory Baum.


« La dissidence dans l’Église : péché ou liberté ? » Le titre de notre débat de ce soir (que j’espère être plus un dialogue qu’un combat !) me pose une série de questions. J’en vois au moins trois.

1- Tout d’abord, qu’est-ce que la dissidence ? Par exemple, est-ce de la dissidence d’amener un futur chien Mira à l’église ?

2- Ensuite, qu’est-ce que l’Église ? De qui parlons-nous ? De l’Église catholique dans sa majorité romaine, de ses filiales orientales, des églises protestantes sœurs, des églises évangéliques qui se multiplient un peu partout sur le globe, des communautés de base, de la communauté chrétienne Saint-Albert-le-Grand ? Ça fait tout un décompte d’Églises ! D’ailleurs, est-ce de la dissidence de penser qu’il y a plusieurs Églises ?

3- Enfin, si la dissidence peut être vue comme un péché, une trahison, et pourquoi pas une apostasie ou un suicide (du temps de l’Inquisition, on brûlait les dissidents), pourquoi lui oppose-t-on la liberté dans le titre de ce débat ? Le péché lui-même n’est-il pas un acte libre et consentant ? C’est donc que la dissidence ne peut être au plus qu’un élan de folie et de liberté ? Au contraire, ne peut-elle pas être grâce, salut ou même illumination ?

1ère histoire de dissidence : les « confessionnaux jetables » des JMJ

En fait, parler de dissidence n’est pas chose facile. Cela exige de se mettre à nu, de dévoiler ses couleurs, d’accepter la marginalisation inhérente à tout acte qui sort du cadre normal des choses et le conteste. Deux histoires illustrent bien ce qu’est pour moi la dissidence évangélique : la première est un fait vécu, l’autre est relatée par un dissident en autorité[i], le cardinal Carlo Maria Martini.

Je travaillais à l’époque pour le diocèse de Valleyfield en tant que co-coordonnateur diocésain des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) 2002. Pour préparer le rassemblement estival, on avait invité tous les responsables diocésains et nationaux intéressés à un gros congrès à l’hôtel Delta Chelsea à Toronto. Vous imaginez : c’était la première fois de ma vie non seulement que je mettais les pieds à Toronto, mais aussi dans un endroit aussi luxueux… Pourquoi avait-on besoin de lustres de cristal pour organiser un événement qui aurait de toute façon lieu dans un champ et qui se terminerait (nous ne le savions pas alors !) dans la boue ? Enfin, si mon impression initiale en fut plutôt une d’étonnement, l’annonce d’une donation de 1,000,000$ par les Chevaliers de Colomb pour construire des « confessionnaux jetables » (le fameux Duc et altum parc) me sidéra. J’étais à un tel point scandalisé que j’ai publié quelques semaines plus tard un article dans Viateurs Canada baptisé : « Quand l’Église agit comme une multinationale… Comment devrait réagir le peuple de Dieu ?[ii] »

À ma grande surprise l’article a fait beaucoup de chemin et n’a pas tardé à se rendre au bureau national des JMJ à Toronto. Or, un mois plus tard, je croise à la basilique Notre-Dame un très haut responsable des JMJ venu assister au congrès des vocations. L’homme demande à me parler sur le champ, et croyez-moi, ce n’était pas pour une interpellation au presbytérat ! Tout de go, il me dit que mon article fait un grand tort aux JMJ, que j’aurais dû lui en parler avant d’écrire mon texte. Je lui rétorque que de payer 1,000,000$ pour des confessionnaux n’a pas de sens. Il me dit qu’il s’agit de la volonté du Saint-Père lui-même et moi de lui répondre que les volontés du pape sur le sujet n’ont aucun bon sens. La discussion se conclut alors sur une affirmation claire : « You’re a bad boy… »

Cette histoire amène beaucoup d’eau au moulin de notre réflexion et nous amène à se questionner sur ce qu’est la dissidence : est-ce refuser une parole du pape ? Est-ce refuser d’investir un million de dollars dans des confessionnaux jetables plutôt que de redistribuer la richesse pour les 90% de la catholicité qui ne pourront jamais se payer un billet d’avion pour venir participer à notre « party catho » ? Est-ce de prendre la parole publiquement pour dénoncer un excès plutôt que d’en parler en catimini avec les personnes concernées ? Est-ce de croire que l’Évangile ne tolère pas les lustres en cristal ?

2e histoire de dissidence : les problèmes maritaux de Jésus et du Saint-Sacrement

J’aimerais continuer ma réflexion avec une autre histoire[iii]. C’est l’histoire d’un mariage en Italie. Le couple s’est arrangé avec le curé de la paroisse afin d’organiser une petite réception dans la cour du presbytère, tout près de l’église. Or, la réception ne peut avoir lieu car il pleut. Les nouveaux mariés demandent alors au curé s’ils peuvent faire leur célébration dans l’église. Face au malaise que ressent le prêtre, les mariés lui disent : « Ne vous inquiétez pas ! Nous allons servir un petit gâteau, chanter une petite chanson, boire un peu de vin, et ensuite chacun retourne chez soi. » À contrecoeur, le prêtre fini par accepter. Mais les Italiens étant, comme on le sait, de bons vivants, ils boivent un peu de vin, chantent une petite chanson, puis boivent encore un peu de vin, chantent d’autres chansons, et au bout d’une demi-heure la célébration bat son plein dans l’église. Pendant que tout le monde s’amuse, le curé très tendu va et vient nerveusement, très tendu par tout ce bruit. Son vicaire vient le voir et lui dit :

– Vous me semblez très tendu mon père…
– Comment ne le serais-je pas ? Tout ce bruit dans la maison de Dieu, pour l’amour du Ciel !
– Mais, père, ils n’avaient pas d’autres endroits où aller.
– Je sais, je sais… Mais faut-il vraiment qu’ils fassent autant de bruits.
– Nous ne devons pas oublier que Jésus est allé lui-même à des noces, mon père...
– Je sais que Jésus est allé à un mariage, je sais, pas besoin de me le rappeler ! Mais ils n’avaient pas le Saint-Sacrement à ce mariage !
Cette histoire, d’une autre façon, relance encore notre réflexion. La dissidence, est-ce de préférer Jésus-Christ au Saint-Sacrement ? Est-ce que les tabernacles de chair sont moins importants que les tabernacles de marbre ? Vis-à-vis l’Évangile, est-ce le curé ou son vicaire qui est dissident ?

Définir la dissidence : s’asseoir à l’écart

Avant d’aller plus loin, autant définir la dissidence. Je ne suis pas un spécialiste de la linguistique, mais une petite recherche étymologique m’a apprise que le mot dissidence vient du verbe latin dissidere qui a comme origine le préfixe dis qui marque l'écart et le verbe sedere, s'asseoir. La dissidence, c’est donc s’asseoir à l’écart ! En fait, sans s’en rendre compte, notre vie est truffée de centaines d’exemples de gens qui vont s’asseoir à l’écart : un ministre qui rompt avec son gouvernement, un syndicat qui dénonce les politiques de son employeur, des citoyens qui manifestent contre des institutions politico-économiques, des mouvements comme les Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, Bombay et bientôt Nairobi qui refusent l’ordre mondial actuel, une conférence religieuse qui écrit à ses évêques pour les réveiller, 19 prêtres qui prennent position dans les journaux en faveur de l’inclusivité... Même le pape Benoît XVI, que la paix et la bénédiction d’Allah soit sur lui, est dissident à ses heures lorsqu’il choisit de rompre avec le politically correct en citant les propos anti-islamiques de l’empereur byzantin Manuel II ou lorsqu’il dénonce le recourt à la violence en cas de conflits comme il l’a fait pour la guerre israélo-palestinienne ou dans de nombreux cas de guerres de Afrique.

En somme, la dissidence a plusieurs facettes : alors que l’on peut être hyper-dissident dans une dimension de notre vie, on peut être des plus conservateurs dans une autre. De même, la dissidence peut tout aussi bien être mortifère que vivifiante. Spontanément, je m’aventurerais à la définir comme l’action d’enfreindre le statu quo, de refuser le politically correct d’un univers donné. Dans l’Église catholique, on pourrait définir la dissidence comme une infraction aux décisions du magistère, au « magistery » correct.

Douze raisons pour lesquelles je vais m’asseoir à l’écart

Cela dit, est-il bon ou mauvais d’enfreindre le magistère, est-ce un péché ou une grâce ? Je me risque à une réponse simple et très personnelle qui n’engage que moi : si le magistère lui-même est dissident du cœur de l’Évangile, c’est-à-dire l’amour du prochain, des collecteurs d’impôts et des prostituées qui nous précèdent tous dans le Royaume, alors autant être dissident du magistère. Autrement dit…

1. Si l’évêque de Rome refuse de reconnaître la pleine place des femmes, je vais m’asseoir à l’écart.

2. À la lecture d’un catéchisme où le meurtre se pardonne, mais non les bourdes de gens qui se sont trompés dans leurs relations amoureuses et ont dû divorcer, je vais m’asseoir à l’écart.

3. À entendre un épiscopat qui tient des propos homophobiques et qui semble préférer la chasse aux sorcières à la Bonne Nouvelle d’un salut offert aux plus petits, je vais m’asseoir à l’écart.

4. À voir tant d’occasions où le célibat est plus important que le pastorat et où l’on préfère se priver de prêtres plutôt que de dévier aux normes canoniques établies depuis la réforme grégorienne, je vais m’asseoir à l’écart.

5. Face à un missel romain à imposer à tous qui n’est pas même foutu d’être écrit dans un langage inclusif et dont les normes ne laissent aucune place à une véritable inculturation, je vais m’asseoir à l’écart.

6. Aux prises avec une structure cléricale monarchique qui refuse une véritable collégialité et où les laïcs ne sont que des « bouche-trou » en attendant la miraculeuse apparition de ministres ordonnés, je vais m’asseoir à l’écart.

7. Au cœur d’une curie romaine dominée par le secret où la nomination des évêques se joue sans consultation publique et transparente des fidèles et où l’« industrie des canonisations » devient un commerce encore plus lucratif que celui des messes, je vais m’asseoir à l’écart.

8. Face à certains évêques qui auraient mieux fait d’étudier aux HEC à voir la façon désastreuse dont ils gèrent leurs diocèses, comme une entreprise où l’on fusionne les paroisses sans demander l’avis des fidèles, je vais m’asseoir à l’écart.

9. Dans une Église canadienne où même les religieux et les religieuses deviennent non-représentatifs, je vais m’asseoir à l’écart.

10. Confronté à un Saint-Siège toujours prêt à dresser ses échafauds inquisitoriaux pour réduire au silence un théologien dissident ou rappeler à l’ordre un évêque via la bouche de ses nonces, je vais m’asseoir à l’écart.

11. Face à un pape qui veut se concentrer sur le « petit reste » quitte à « tridentiniser » l’Église entière pour réintégrer quelques lefebvristes, je vais m’asseoir à l’écart.

12. Enfin, dans une Église dont le discours magistériel est plus pharisaïque que celui des pharisiens du temps de Jésus eux-mêmes, avec un code de droit canonique plus rigoureux que les 613 préceptes de la Torah, je vais m’asseoir à l’écart.

La dissidence comme pèlerinage, appel à la fidélité et grâce

Et curieusement, une fois à l’écart, je retrouve tant de gens qui ont fait comme moi : des prêtres, des évêques émérites, des femmes, des hommes, des théologien(ne)s, des diacres, des agents de pastorale. Une fois à l’écart, je me rends compte qu’il y a beaucoup plus de monde là qu’il y en a dedans ! C’est à se demander si finalement, les dissidents, ce ne sont pas ceux qui restent plutôt que ceux qui vont s’asseoir à l’écart ! Tout ce monde à l’extérieur, c’est ce que j’appelle le sensus fidelium, ou le gros bon sens spirituel. C’est ce même gros bon sens qui m’amène graduellement à redéfinir ce qu’est l’Église, à détourner les yeux de la structure et de ses vieux bonzes, pour regarder ces hommes et ces femmes de foi qui sont autour de moi, qu’ils soient anglicans, bouddhistes, sunnites, juifs, athées, agnostiques, confus ou confucianistes ! Plus encore, il me semble que la dissidence comprise comme une fidélité profonde à l’Évangile devient tout le contraire d’un péché : elle est la grâce d’un appel ! Elle est une mise en route, un pèlerinage, une invitation à la recherche et la formation de communautés de foi et d’amour authentiques qui laissent vraiment place aux surprises du Souffle divin.


[i] L’expression est de Gerald Arbuckle dans Refonder l’Église. Dissentiment et leadership, (Montréal : Bellarmin, 2000). Pour lui, les dissidents en autorité « peuvent faire les changements structurels nécessaires pour que les [dissidents] “éclaireurs” puissent mettre leurs dons au service de l’Église. » (p. 18)

[ii] Michaël Séguin, « Quand l’Église agit comme une multinationale… Comment devrait réagir le peuple de Dieu? », dans Viateurs Canada, no. 80, mars 2002, p. 22-23.

[iii] Anthony de Mello la raconte dans son livre Quand la conscience s’éveille (Paris : Albin Michel, 2002), p. 85-86.

mardi 19 septembre 2006

Un pape imprudent : il faut souhaiter que Benoît XVI sache à l’avenir choisir ses citations parmi les paroles des artisans de paix



J'ai publié ce texte dans La Presse, 19 septembre 2006, p. A29.

D’entrée de jeux autant dire que, selon moi, le pape Benoît XVI a commis une grave erreur lors de sa conférence sur le thème du rapport entre la foi et la raison tenue à l’Université de Ratisbonne le 12 septembre dernier. Bien qu’il semble avoir eu de nobles intentions, soit démontrer qu’« une raison qui reste sourde face au divin et qui repousse la religion dans le domaine des sous-cultures est incapable de s'insérer dans le dialogue des cultures », le point de départ utilisé par l’évêque de Rome reprenait de manière à peine voilée l’association trop courante aujourd’hui en Occident entre violence et islam.

Les deux citations utilisées à propos de l’islam
Pour parvenir au raisonnement selon lequel « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu », Benoît XVI cite dans son discours du 12 septembre deux passages des entretiens qu’a eu le basileus Manuel II Paléologue avec un érudit persan probablement en 1391 à Ankara. D’abord, il cite une question que pose le basileus à son interlocuteur : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l'épée la foi qu'il prêchait. » Le pape cite ensuite la réflexion que fait Manuel II à propos de la violence et de Dieu : « Dieu n'apprécie pas le sang – dit-il –, ne pas agir selon la raison [sun logô] est contraire à la nature de Dieu. […] Pour convaincre une âme raisonnable, il n'est pas besoin de disposer ni de son bras, ni d'instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort... ».

Des paroles irresponsables, consciemment ou non
Cela étant dit, si le but de l’ancien théologien Ratzinger était d’affirmer que la raison et la foi vont de pair, qu’il ne faut pas les opposer, sa façon de faire est pour le moins périlleuse : de manière interposée et incomplète, il attaque l’islam pour affirmer, par la bouche d’un empereur chrétien oriental, que logos et nature divine sont inséparables dans le christianisme. Ce faisant, Benoît XVI recourt à un moyen pour le moins subversif si souvent utilisé dans nos universités occidentales : se cacher derrière les paroles intransigeantes d’un autre pour montrer, par contraste, la pureté de ses intentions. Or, que le thème soit le dialogue inter-religieux ou inter-idéologique (la participation de la théologie à la science), comment peut-on ouvrir un dialogue réel à partir de propos belliqueux ?

De plus, dans un contexte international où les « identités de résistance » de certains groupes islamistes, pour reprendre l’expression de Sayyid Mohammad Ali Abtahi, s’expriment trop souvent par l’agression physique, les paroles du pape étaient-elles responsables ? Le plus grave dans l’attitude de Benoît XVI est moins qu’il se soit laissé aller aux débats universitaires qu’il affectionne tant, mais qu’il ait oublié pendant un instant que ses paroles peuvent causer la mort ou la vie, comme le prouvent le meurtre dans la capitale somalienne ce dimanche d’une religieuse italienne et de son garde du corps ou le vandalisme commis depuis vendredi contre huit églises anglicanes, catholiques et grecques orthodoxes en Cisjordanie et à Gaza. Évidemment, qu’elle vienne de paroles pontificales ou d’agressions islamistes, la violence demeure toujours intolérable. Comme catholique latin, je ne peux agir sur la violence commise par les autres communautés (plusieurs dirigeants musulmans notamment d’Égypte, d’Indonésie et de Palestine ont d’ailleurs déjà fait entendre leurs appels au calme), cependant je peux agir sur la mienne. C’est pourquoi il ne me semble pas suffisant que le pape affirme que les paroles anti-islamiques citées ne représentent pas sa façon de penser. Au contraire, il importe qu’il affirme que de baser une conférence sur de tels propos autrement que pour les dénoncer était une erreur.

Comme l’affirme le Père Émile Shoufany dans Comme un veilleur attend la paix (Albin Michel, 2002) : « les mots ont leur importance, ils peuvent préparer à la guerre ou à la paix. » Ma prière est que Benoît XVI sache à l’avenir choisir ses citations parmi les paroles des artisans de paix de notre monde, toutes traditions et idéologies confondues.

samedi 1 juillet 2006

Récit d’un voyage de dialogue inter-visionnel à Jérusalem : le choc du dialogue authentique




Ce texte a originellement été publié dans le rapport annuel 2005-2006 de la Chaire religion, culture et société de la Faculté de théologie et de science des religions de l'Université de Montréal.



On parle beaucoup de dialogue dans notre monde : dialogues intergénérationnel, culturel et religieux. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si on entend tout autant parler de choc que de dialogue de nos jours : c’est que le choc est inhérent au dialogue authentique, ou plutôt qu’il en est une étape préalable que l’on a tendance à oublier! Enfin, c’est une des leçons que je retire du voyage de dialogue «inter-vision du monde» à Jérusalem auquel j’ai participé du 4 au 17 juin dernier avec 35 autres participants du Québec. Sous l’initiative du professeur Patrice Brodeur et de toute une équipe, ce voyage avait pour but de vivre une expérience de dialogue « en direct » via la rencontre d’artisans de paix, autant Israéliens que Palestiniens, principalement autour de Jérusalem. De plus, afin de vivre entièrement les défis et la complexité d’un tel dialogue, le groupe était formé de chrétiens, de juifs et de musulmans, tout comme de gens s’identifiant à d’autres religions ou ne se définissant pas comme croyants au sens strict.

C’est donc dire que notre « tentative de dialogue » se déroulait simultanément à trois niveaux : entre les membres du groupe, entre le groupe et les différentes organisations qui nous accueillaient, et enfin entre ce que les organismes israéliens et palestiniens rencontrés tentent de bâtir avec leurs semblables. Au cœur de ces trois dialogues, de nombreuses problématiques très peu « politiquement correctes » ont surgi : des questions comme celles de la colonisation, du racisme, de la victimisation, de la violence, du droit à la liberté et à la sécurité, etc. Ces questions, plutôt que d’être esquivées, ont justement été discutées de vive voix, à 36 voix, dans le groupe… parfois dans la confrontation, parfois dans l’harmonie, provoquant des prises de conscience souvent souffrantes, mais combien essentielles.

En somme, ce voyage a radicalement transformé ma vision du dialogue et m’a ouvert de la complexité de tout conflit, surtout lorsque l’Occident y est impliqué. Moins idyllique, le dialogue auquel je crois aujourd’hui nécessite le choc, la rencontre déroutante de l’autre qui amène à la compréhension mutuelle. Un dialogue qui ne serait que ouate, il me semble, n’est qu’un monologue à plusieurs voies où tous répètent le même discours ou évitent les enjeux les plus périlleux. Notre groupe est souvent tombé dans cet écueil. D’autre part, le choc de la rencontre avec des Palestiniens et l’écoute des membres algériens de notre groupe m’a fait prendre conscience de mon identité occidentale, dans ses grandeurs et ses méandres, particulièrement la prétention impérialiste qui nous caractérise. Que ce soit en construisant des murs de sécurité (en Israël comme aux États-Unis), à travers les discours universitaires paternalistes et évolutionnistes ou encore via notre rhétorique économique du développement, l’Occident est demeuré colonisateur. Cet impérialisme se joue à l’intérieur même de la société israélienne où les juifs séfarades (provenant du Moyen-Orient) sont marginalisés par la majorité ashkénaze (provenant d’Europe). Évidemment, l’Occident n’a pas tous les blâmes – et particulièrement en Israël – mais vu le pouvoir imparti entre nos mains, je suis convaincu qu’entreprendre tout dialogue avec des non-Occidentaux implique d’avance une autocritique militante. Quant à mes interlocuteurs, ils nourrissent sans doute de similaires autocritiques. Pour paraphraser le rabbin étasunien Irving Greenberg, militant pour la paix à Jérusalem : l’important n’est pas la tradition à laquelle j’appartiens, mais d’être embarrassé par elle, par le mal qu’elle commet aux autres [i]. C’est là la base du dialogue authentique.

[i] Irving Greenberg, « Religion as a Force for Reconciliation and Peace : A Jewish Analysis » dans Beyond Violence : Religious Sources of Social Transformation in Judaism, Christianity, and Islam, sous la dir. de James L. Heft, New York : Fordham University Press , 2004, p. 111.