mercredi 31 janvier 2007

Dans les larmes de Sabina se cache l’autre monde possible


Nous voici déjà le 30 janvier 2007. Je suis au-dessus de Terre-Neuve, à bord d’un de ces immenses aigles d’acier des temps modernes (version très polluante), symbole équivoque de ce monde si petit pour celles et ceux qui ont les moyens de se payer le billet de la « richesse » et du « développement ». En fait, j’en laisse des milliers de ces personnes derrières moi qui n’auront probablement jamais la chance de sortir de Kibera, Kigami ou Korogocho, encore moins de monter dans un luxueux McDonald Douglas série 11 de KLM. Fatalité ? Je ne m’y résigne pas le moins du monde ! J’ai rencontré trop d’exemples de courage au Kenya pour me résigner à un monde où il est…

• normal que la richesse de cette terre profite à 20% de « gagnants »,
• normal de polluer l’air à coup de voyage en auto, avion ou motoneige,
• normal d’intoxiquer l’eau d’engrais chimiques et de métaux lourds,
• normal de raser les forêts pour consommer notre 800 kilos annuel de papier,
• normal de vider les fonds marins pour que les sushis soient abondants,
• normal de priver les peuples autochtones de leurs terres pour en faire des parcs nationaux ou des barrages hydroélectriques,
• normal de délégitimer les médecines traditionnelles au nom de la « science »,
• normal de breveter le vivant jusque dans ses moindres atomes sans prendre garde aux conséquences,
• normal de dépenser chaque année plus d’un trillion de dollars en armements,
• normal de laisser s’amonceler les ordures et les seringues pour que les enfants des bidonvilles du monde aillent y jouer,
• normal de laisser mourir des millions d’êtres humains infectés du VIH parce qu’ils ne sont pas pharmaceutiquement rentables,
• normal qu’au Kenya quatre femmes sur cinq soient victimes de violence et de viol,
• normal qu’à Amsterdam les prostituées s’affichent dans des vitrines comme des pièces de viande chez le boucher…

Non ! Rien de cela ne doit être normal ! Ni en Afrique, ni en Asie, ni en Australie, ni en Europe ou ni en Amérique. Ces « normalités » sont des échecs cuisant de notre humanité. Chaque visage nié, humilié, crucifié et ignoré me déshumanise. En même temps, chaque visage découvert, chaque larme essuyée, chaque sourire dévoilé, m’humanisent. J’en ai vécu l’expérience, samedi, en rencontrant Sabina chez elle dans le bidonville de Kibera en compagnie de deux travailleuses sociales. Inutile de dire que cette rencontre fut pour moi d’un bouleversement radical. Imaginez le portrait : Sabina est une jeune maman de 35 ans atteinte du VIH, trois fois veuve, mère de quatre filles. La maladie et le manque de tout lui donnent les traits d’une femme de 50 ans. Arrivée en retard, c’est sa fille et un beau-frère en visite qui nous ont accueilli dans la maisonnette de bois, grande de 8 par 10 pieds. Chaque matin, Sabina se lève à 3 heures du matin pour aller au centre-ville de Nairobi acheter du poisson qu’elle fera frire au cours de la journée pour le vendre en petit morceau le soir venu (tout le monde, dans le slum, achète de gros trucs – sucre, charbon de bois, poissons, bananes, kérosène, etc. – qu’il revend ensuite à ses voisins en petites quantités). De retour vers 5-6 heures du matin, elle prépare ses filles pour l’école et va les reconduire pour que rien ne leur arrive. De retour, elle nettoie le poisson, le fait frire et prie pour qu’elle ait de quoi manger pour souper, le dîner, on n’y pense même pas. Elle se repose quand elle peut, question de remonter la pente après plusieurs mois d’alitement suite à une tuberculose. En fin d’après-midi, elle s’occupe à nouveau de ses filles et s’installe sur le bord de la « voie » (un chemin de terre bordé des cabanes et de monticules de déchets que seul les gens du slum empruntent) pour vendre son poisson. En fait, ces quelques bouts de poisson sont bien insuffisants pour payer la nourriture pour sa famille et son loyer de 1000 Ksh par mois (et oui, même les cabanes de bois à une pièce sans électricité, sans toilette, sans eau de Kibera appartiennent à des « landlords », pour la plupart des parlementaires kenyans). Si elle ne paie pas, le proprio viendra lui enlever son toit (l’exposant à la pluie qui la rendra encore plus malade) ou carrément la mettre à la rue pour que d’autres puissent s’emparer de son logement (qui est somme toute assez luxueux puisque le plancher n’est pas en terre mais en ciment !).

Sabina devra faire des miracles. Comment ? Dieu seul le sait, et elle s’adresse souvent à lui. Le centre des missionnaires de Marie qui lui fournit sa trithérapie lui offre bien quelques vivres, mais ce n’est pas assez. Assis doucement dans sa petite maison avec Angela, Normand, Roda et Ladia, je lui demande comment elle fait pour trouver le courage de se lever chaque matin, jour après jour. Elle ne le sait pas. Elle font en larmes : elle demande à Mungu (Dieu en khiswahili) de l’aide, elle nous demande avec une grande sincérité si nous ne serions pas des anges envoyés par Mungu pour réaliser ses prières. C’est que, malgré tout, Sabina caresse un rêve : celui de retourner s’établir à la campagne, près de l’Ouganda, sur un lopin de terre que son frère lui offre. Avant de mourir, elle voudrait offrir une maison à ses quatre filles, les savoir en sécurité en dehors du slum, avec un toit bien à elles. Évidemment, elle n’a pas l’argent pour se construire un gîte, même tout petit, et ne l’aura probablement jamais. Comme bien des gens qui vivent dans ce bidon que certains nomment « ville », son rêve de la terre de ses ancêtres est bien inaccessible depuis qu’elle en a été chassé parce qu’elle n’a pas donné à sa belle-famille le fils attendu. Sans mari, sans emploi, maudite de la peste du VIH, elle n’a eu d’autre choix que Kibera…

Définitivement, je refuse tous les discours à la « There is no alternative. » qu’on nous sert. Au contraire, « There are many alternative ! » et même « There must be many alternatives ! ». Face au fatalisme et à la facilité du découragement (puisqu’à l’Ouest, nous avons encore le choix du découragement, notre vie n’en dépend pas), je me rappelle le courage de cette chère Sabina qui se lève tous les matins pour ses filles, qui s’accroche à son rêve. Pour elle, et pour tous ceux qui souffrent, je veux me battre jusqu’au bout de mon sang s’il le faut pour qu’un autre monde soit possible, pour que la normalité ne soit ni la misère, ni les vitrines d’Amsterdam, mais bien la justice vivifiante : que tous aient selon leurs besoins pour que la vie soit partagée, que les richesses du cœur comme de la nature soient offertes et renouvelables, pour que nous puissions véritablement être un cadeau les uns pour les autres. Comment faire ? Il faut déboulonner le fatalisme et l’apathie ambiantes, les attaquer en leur cœur en transformant radicalement notre manière de voir le monde, de voir l’Afrique, de voir la vie. Il faut subvertir de l’intérieur nos visions : promouvoir les échanges entre les riches d’âme du Sud et les pauvres de sens du Nord, mettre de l’avant le développement d’une économie du partage et de la croissance humaine, appeler à une globalisation de petits villages où les cultures s’enrichissent les unes des autres plutôt que de rivaliser. Il faut se réseauter, se tenir les coudes serrés à tous les niveaux, agir personnellement, localement comme globalement. Il faut que nos vies soient faites de noms et de visages : que tous puissent croire que dans les larmes de Sabina, que dans l’eau cristalline de ses yeux qui osent encore le courage du rêve, se cache l’autre monde possible. Amie, Ami, viens avec moi construire ce monde… Dieu nous y attend.