jeudi 1 février 2007

Amsterdam et le Québec vus de Nairobi

Ce texte a été par Jean-François Roussel suite à notre passage contrasté entre Nairobi et Amsterdam. Ce texte est d'autant plus touchant qu'il trace tant de parallèles entre la réalité d'ici et celle de l'Afrique, tant de similarités que nous ne voulons pas voir...

Nous sommes arrivés à l’aéroport Pierre-Eliott-Trudeau à mardi à 17h00, au terme d’un voyage de 24 heures environ. Nous transitions par Amsterdam, où nous devions attendre plusieurs heures avant de prendre notre second avion pour Montréal. Aussi avons-nous décidé d’aller visiter un peu la ville. Nairobi jette sur Amsterdam un éclairage bien particulier. Sous cet éclairage c’est Montréal qui apparaît aussi. Et le projet d’une théologie contextuelle d’ici. Est-il possible de faire de la théologie contextuelle dans une société riche et démocratique?

Une ville libérale
Nous marchons à Amsterdam, une ville fondatrice du capitalisme, où le libéralisme a trouvé un champ d’application majeur. Amsterdam, fondée par des commerçants, point de départ d’explorations commerciales dans les ‘nouveaux mondes’ d’Orient et d’Occident – dont la Nouvelle-Hollande annexée ultérieurement à la Nouvelle-Angleterre. Amsterdam, lieu de refuges de libres penseurs qui ont pu y donner leur pleine mesure à l’encontre des monarques et des Églises. Les plus célèbres de notre point de vue sont René Descartes et Baruch Spinoza. Aujourd’hui encore, la tolérance est érigée en vertu cardinale. Un indice bien connu : le partage des rues entre piétons, automobiles et une nuée de cyclistes qui se rendent au travail et qui nous font presque regretter de ne pas tenir des guidons entre nos mains à cette heure. Amsterdam est une ville conviviale, dont l’Amérique pourrait s’inspirer.

Un récent numéro de la revue Relations apporte quelques nuances à cette tolérance légendaire d’Amsterdam. Depuis l’assassinat du réalisateur Van Gogh, une tension grandissante de même qu’une xénophobie insoupçonnée font rage dans le pays. Néanmoins, la ville tient à préserver son image de ville tolérante, qu’une promenade dans le centre-ville tend à conforter.

Le quartier où nous marchons est dédié aux plaisirs dans une atmosphère qui se veut soft. Les cafés abondent, où des pipes à eau en vitrine annoncent qu’il est possible d’y fumer du cannabis en toute légalité. Amsterdam est une ville souriante.

Nous voici ensuite dans le Red Light, où les plaisirs proposés sont plutôt d’ordre sexuel. Les sex shops étalent leurs étalages de godemichés et autres accessoires habituels de l’industrie. Le côté primaire de l’imaginaire érotique qui s’y dévoile nous laisse perplexe. Enfin, il faut de tout pour faire un monde... La prostitution aussi est légale. Nous écoutons Jean Bellefeuille, qui a étudié les aspects locaux et internationaux de la prostitution dans une recherche à la Conférence religieuse canadienne. Si je le voulais, je pourrais m’éclater avec une prostituée sans la moindre crainte de l’arrestation. Amsterdam est une ville tolérante.

À l’heure très matinale où nous sommes, les femmes n’ont pas encore gagné leurs sièges dans les vitrines où elles s’exposeront tout à l’heure. En très petite tenue, une prostituée est en train de converser avec sa voisine dans l’embrasure de la porte. En espagnol, elle lui dit sa grande fatigue émotionnelle après ses deux derniers clients, qui l’ont traitée d’une manière éprouvante : « Je n’en peux plus! ». Tout à côté, un homme nous aborde en espagnol, nous proposant d’essayer « ses » filles. Son souteneur, sans doute.

Que dire d’Amsterdam? Tolérante, sans doute. Conviviale? Souriante?

Après Nairobi
Nous arrivons de Nairobi, où la plupart des gens s’arrangent avec un salaire annuel de quelques centaines de dollars. La vie y est dure, le luxe rare sauf pour une minorité. Et nous voici dans un environnement de ville riche, dans un quartier touristique il est vrai, dont l’économie tourne essentiellement autour du luxe. Un luxe directement proportionnel à l’austérité de l’Afrique. Amsterdam a été une puissance coloniale soutenue par des commerçants dynamiques et audacieux.

À Nairobi, la possibilité de la violence est omniprésente dans les rues, dans les parcs : les barbelés composent un élément du décor; les soldats armés sont partout. Mais ici, à Amsterdam, à côté des canaux paisibles, des vélos poétiques, de l’allure décontractée des gens, la violence existe. Elle s’affiche avant les heures d’affaire, avant le début du spectacle. Les souteneurs aimeraient bien apparaître comme de paisibles commerçants. Même quand ils profitent de la tolérance des Pays-Bas pour faire d’une ville le terminus de la traite des femmes venues d’autres pays. Des femmes dont les motivations à faire de la prostitution ne doivent pas être bien différentes de celles qui expliquent la prostitution à Montréal. Peut-être pas très différentes non plus de celles des prostituées de Korogocho et Kibera à Nairobi. Ces femmes ont commencé à se prostituer vers le milieu de l’adolescence. Illégal, évidemment. À l’âge de la majorité, elles perpétuent les abus subis auparavant. Légal, évidemment. Les souteneurs sont ravis. Le fisc y trouve son profit. L’État en fait un de ses arguments touristiques, à côté des tulipes et des moulins à vent. Amsterdam est bucolique.

À Amsterdam, les prostituées ont des droits. Elles reçoivent un suivi médical, prévention contre les MTS oblige. On ne peut évidemment rien faire contre la violence des heures de travail, contre les jeunesses violées. Mais Amsterdam sourit.
Amsterdam, Montréal, l’indifférence

Culturellement, Montréal est plus proche d’Amsterdam que de Nairobi. Je songe à tous ces touristes dont le passage à Montréal ou à La Malbaie serait incomplet sans une soirée au casino. Environnements rutilants, bénis par le Gouvernement québécois. Lequel assume ses responsabilités en faisant bien, par ci par là, des campagnes publicitaires contre le jeu compulsif. Il le faut bien, après tout, minimum de décence au vu de tout ce que cela rapporte. Avouons que c’est bon pour l’image. Pendant ce temps, au casino, ou dans les vidéo pokers, des femmes et des hommes jouent leur chemise, consomment leur descente aux enfers et celle de leurs conjoint-e-s et enfants. Vient ensuite le dur réveil, dans les dettes, la honte, la solitude, les couples et les familles en éclats. Le désespoir en pousse plusieurs à leur dernier geste, à leur ultime violence. Ni barbelés ni soldats n’ont été nécessaires. Les victimes ont fini le travail toute seules.

Je ne prétends pas régler la question de la prostitution et de sa légalisation. Je sais bien que c’est une question complexe. Je sais bien que le mieux est parfois l’ennemi du bien. Que la politique est l’art du possible. Que l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est aussi ce que Loto-Québec répond aux opposants aux casinos. Je me contente de noter qu’Amsterdam est conviviale, que La Malbaie sourit, que nos sociétés riches sont décontractées.

L’intolérable, lui, est rangé aux marges, géré comme un épiphénomène. La violence est toujours possible à Nairobi et l’environnement ne cesse de nous le rappeler sans pudeur. Pendant ce temps, au nord, à Amsterdam comme à Montréal, elle est discrète, à la marge, dans la ruelle, dans l’embrasure d’une porte où se dit à voix basse un « Je n’en peux plus », dans l’indifférence d’un souteneur, d’un croupier ou d’un technocrate.

Je reviens de Nairobi avec au cœur le souhait de montrer ces violences discrètes, dont il est si facile de faire abstraction ici, de montrer l’intolérable derrière le décor démocratique et libéral de nos sociétés, où l’admirable peut côtoyer le sordide. Il est possible, et nécessaire de faire de la théologie contextuelle dans notre société riche.

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